Voyager en histoires
Ils sont plusieurs. Plein, même. Toute une école, des petits, des grands, des moyens, des très grands, vraiment beaucoup. Ils voudraient voyager. Sans savoir où; ni comment, non. Ils veulent voyager. Tous. Y a un type qui passe dans l’école, hop ! ils lui disent.
— On voudrait voyager, msieur…
— Voyager ?
— Voyager, oui. Vo-ya-ger, faut vous le faire en quoi, msieur, en verlan ou en yaourt ?
— Y a mille façon de voyager, non ?
— Sûr, msieur. Au minimum, c’est avec les pieds. Mais si on peut le faire en avion, train, bagnole bateau ou bus, là, on est tous d’accord, msieur. Même en navette spatiale. Même en soucoupe volante. On n’est ennemi de rien, assis, debout, couché, tout nous va. On veut juste voyager plus loin qu’ici. Juste un peu cinq minutes, histoire de prendre l’air, c’est tout. Vous percutez, msieur ?
— Parfaitement. Alors, en avion, hein ?
— Top chrono, msieur. L’avion, c’est chouette. Et en première classe affaire business class, msieur, attention, pas dans la soute à bagages. On n’est pas des bêtes.
— Mmmouais. Problème, là.
— Quoi, problème ? On peut baisser le braquet, msieur. L’avion, c’est si on a le choix, mais si on l’a pas, ça baigne pareil, du moment qu’on voyage. On peut pédaler sur un vélo, aussi. Ça voyage bien, en vélo. Mais avec un moteur, c’est mieux. Le vélo, c’est possible, msieur ? Je vous vois grimacer, y a un lézard ?
— Un gros lézard, les enfants. Y a pas d’avion, pas de bagnole, pas de bus, pas de train, pas de moto, ni navette spatiale, ni bateau…
— Ni vélo, msieur ?
— Ni vélo. Y a rien du tout. Juste vos têtes.
— Nos têtes ? Mais comment vous voulez qu’on voyage avec ça ? Vous vous fichez de nous grave, là, msieur.
— Non, non. C’est possible. Ça s’est déjà vu.
— Vous l’avez déjà fait, vous, msieur ?
— Moi ? Des tas de fois. Quand je peux pas faire autrement, hop ! je voyage avec ma tête.
— C’est parce que vous avez une grosse tête, msieur. Nous, on en a des toutes petites.
— Pareille que la mienne. Mesurez, vous verrez, elles sont pareilles.
— Admettons. Et comment vous faites pour voyager avec la tête ? Vous fermez les yeux, maxiconcentré et tout le bazar, c’est ça ?
— Le mieux, c’est encore les mots.
— Des mots dans la tête ? Des mots de tête ?
— Voilà. Les mots qui s’y trouvent, les mots qu’on fait venir, les mots qu’on cherche, les mots qu’on invente.
— Et avec tout ça, vous dites qu’on voyage ?
— Avec tout ça, on écrit des histoires et avec les histoires, on voyage.
— Vous charriez, msieur ! Voyager en histoire, c’est du pipeau !
Là, tout le monde regarde le type, avec l’air de ne pas le croire. En réalité, ils ont déjà commencé à le croire. Et le type le sent. Il le sent très bien.
— On essaye, au moins. D’accord ? On essaye et vous verrez bien.
— Qui commence, msieur ? Vous ou nous ?
— Vous. Moi, j’accompagne.
— Vous êtes un malin. Vous voulez voyager gratis avec nos mots à nous.
— J’adore les voyages. Et je vous prêterai quelques uns de mes mots
— Comme ça, d’accord.
— On y va ?
— On y va, msieur.
Voilà, ils y vont. Petits, grands, moyens, très grands, toute. Tous. Bras dessus bras dessous. En voyage pour de vrai, pour de faux, va savoir, puisqu’ils y vont.
Texte de Gérard Moncomble.
À propos d’un atelier d’écriture à l’école du Reptou, Biarritz.
Dans le cadre de l’Ami littéraire.
Le foot, eux et moi
Depuis des mois et des mois on était cernés par le foot. Le foot religion d’état. Le foot comme sens unique et obligatoire dans la conversation, ou vice versa, je ne sais plus. Le foot par ci, le foot par là, le foot d’ici, le foot d’ailleurs. D’ailleurs, le foot. Ras le foot, j’en avais. Pourtant, d’habitude, je n’ai rien contre. Il m’arrive même de regarder un match ou deux par an à la télé. Mais là, avec leurs timbre-poste ronds comme des ballons bretons, leur Zinédine Zidane à toutes les sauces et leur Stade de France comme si c’était une nouvelle hypercathédrale cosmique, j’étais prêt à m’inscrire au comité des fêtes de mon village ou à chercher n’importe quel gourou susceptible de m’initier à la lévitation transcendantale. Tout plutôt que de continuer à subir le tir au mortier de la FFF et compagnie.
Puis en janvier, la rencontre avec les gamins de l’école du Reptou. Et les deux instits qui déclarent d’emblée : « On a pensé à un thème central, pour l’atelier d’écriture. » Je les regarde avec inquiétude. Je dis : « C’est pas le foot, j’espère ? »
Si. C’était le foot, dis-donc. J’aurais pu m’enfuir à toutes jambes ou les boxer, mais j’ai préféré discuter. Résultat des courses, comme thème central, on a choisit le foot. Sans blague.
Pendant cinq mois, on a disserté du dribble, du tacle, du petit et du grand pont, du rôle de l’arbitre, de l’arrière central ou de l’avant-centre. On a marqué des buts, fait des passes hasardeuses, bousculé l’arbitre, sorti des cartons jaunes, rouges, verts ou blanc à damiers. C’était enrichissant pour tout le monde, surtout pour moi, qui ai toujours confondu coupe et championnat, et pris la surface de réparation pour une infirmerie.
Je leur ai raconté ma façon de penser la coupe du monde de foot, ils m’ont parlé de la leur. On s’est écoutés, je crois. Avec ou sans moi, ils ont écrit une flopée de textes autour, pour, contre ou à propos du foot. Des histoires d’arbitre devenus fous, de barres transversales à géométrie variable, de force basque, de footballeurs clonés, de finale sabotée par le club des Barlous, de banc écrabouillé par un sumo japonais, de jeux virtuels devenant réels ou le contraire.
Finalement, on a parlé d’autre chose. Derrière le ballon rond, il y avait de quoi raconter les choses de la vie. Sous le gazon, la plage.
Et on a tous conclu que, fin juin, la France écrabouillerait le Brésil en finale. Le genre café moulu, a dit Bruno, un gros costaud de CM2, qui a l’air de s’y connaît en écrabouillage et en infusion.
Pas la peine de jouer les matchs. À l’école du Reptou, Biarritz, sur la côte basque, ils l’ont déjà jouée et gagnée, la coupe du monde. Les doigts dans le nez. Et presque sans faute d’orthographe.
La visite du fantôme
Quelle catastrophe ! Ce matin, Gérard Moncomble a eu une panne des sens. Il n’entend plus rien, il ne goûte plus rien, il ne voit plus rien, il ne sent plus rien.
Ça, c’est Ashleigh qui raconte. Et Fanny ajoute :
Il a une langue de serpent, il est en panne d’amour.
Deux extraits des 28 lettres que j’ai reçues un matin de juin. 29 si je compte celle de l’instituteur qui, pour être moins burlesque ou poétique, peut vous éclairer sur l’affaire. Extrait : Lors de votre visite à Lauzerte, vous êtes arrivé en retard, et vous nous avez proposé de nous demander ce qui s’était passé. Nous avons donc essayé de répondre à la question : « Mais que fait-il donc ? » Dans un 2eme temps, nous avons travaillé sur votre suggestion : écrire une histoire intitulée « Panne des sens ». J’espère que vous aimerez nos histoires.
Voilà exactement le genre de chose que j’apprécie, quand je rencontre des enfants en classe. Un moment qui prend l’aspect d’une petite aventure et trouve soudain un sens. Un autre sens.
Genèse de l’histoire : je suis invité à rendre visite à des mômes de l’école primaire de Lauzerte. Une panne d’essence — satanée jauge à géométrie variable ! — me fait arriver avec une heure de retard : impardonnable quand 28 enfants et un maîtres sont sur le pied de guerre depuis neuf heures du matin. Cela pourrait se résumer à du temps perdu. À des gens déçus, à un visiteur confus.
Mais c’est mieux, beaucoup mieux : déjà tous les ingrédients de l’écriture sont là : l’émotion (inquiétude, impatience ), l’imaginaire (le jeu des hypothèses), le sujet (la panne). Et quand je suis devant les mômes, il suffit d’une étincelle pour provoquer la motivation élémentaire, le déclic qui fait qu’on écrit ou pas : un jeu de mots. La panne d’essence se transforme en panne des sens. Et l’anecdote banale prend une autre couleur, elle devient source d’invention.
Pendant une heure, on explorera des pistes, des plus farfelues aux plus prosaïques. Les mômes sont parfois déboussolés par la tournure de la rencontre, je sens bien qu’ils n’adhèrent pas encore tout à fait à cette dérive de sens, à cette transmutation d’un simple témoignage en extrapolation fantaisiste.
Aussi me plie-je pendant la seconde heure à l’interview classique de l’auteur par une classe. Exercice non dénué d’intérêt, d’ailleurs et comme c’est l’axe défini de la rencontre, il ne s’agit pas de le fuir, au contraire. Mais on sent bien, eux et moi, qu’il est anecdotique, que le sens de cette rencontre est ailleurs. Le maître aussi l’a fort bien compris, qui m’entretient ensuite de la déclinaison qu’il compte faire de cette matinée.
Quelques jours plus tard, je reçois donc 56 récits. Pas un de moins ! Plus des dessins, des petits mots en aparté, des questions personnelles. La panne d’essence et son cortège de conséquences se sont changés en récits imagés, pleins d’inventions, de trouvailles, de transpositions lumineuses. Pour moi, c’est gagné.
Gagné grâce à 28 gosses et un maître qui ont parfaitement compris comment on glisse du réel à l’imaginaire. Ce sont eux et eux seuls qui ont fait la démarche.
Je n’ai été en l’espèce que le détonateur. Mais le coup peut très bien ne pas partir. Une situation analogue peut se reproduire — c’est déjà arrivé — sans qu’aucune production d’écrits ne voit le jour. Ce qui prouve la prépondérance du désir sur la suggestion.
Certes on écrit toujours pour un destinataire, surtout en classe, mais le texte doit pouvoir aussi fonctionner tout seul. En faisant de l’allocutaire, en fin de compte, un comparse secondaire.
D’ailleurs Pierre le dit dans son texte :
Gérard Moncomble n’existe plus, il n’a pas pu venir à Lauzerte car il a été mangé par le fantôme.
Après un jeu de découpage/collage autour de poèmes…
La poésie est un curieux volatile. Qu’on décide de la domestiquer et elle vous échappe, comme une source qu’on essaierait de retenir avec ses doigts. Qu’on la traque avec hargne, dictionnaire de rimes à la main, et elle vous rit au nez.
La poésie est un gaz rare, beaucoup plus léger que l’air, volatile en vérité. La poésie est curieusement volatile.
Nous avons donc rangé nos filets à papillons et, comme si de rien n’était, nous nous sommes promenés dans les mots, ciseaux en bataille. Des mots de magazine, de journaux, de programme télé, les mots des autres, déjà écrits, déjà composés, déjà ordonnés. Nous les avons découpés, réécrits, recomposés, désordonnés. Et aussi arrangés, trafiqués, réinventés, détournés, collés.
Nous les avons pris par surprise, ils se sont laissés faire. Ce sont devenus nos mots à nous tout seuls. Pas un d’entre eux ne s’est plaint. Les mots appartiennent à ceux qui les prennent.
Et alors, parfois, modestement, il nous a semblé que nous touchions la poésie du bout du doigt. Sans l’avoir désirée vraiment, comme par hasard. Comme un paysage entrevu de la fenêtre d’un train. Et c’est déjà beaucoup.