gerardmoncomble | Lettre à Tintin
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Lettre à Tintin

4 décembre 2006

Mon cher Tintin en Amérique

De quand date notre première rencontre, je ne saurais dire… Probablement d’un raid en catimini dans la chambre de mon frère, sept ans de plus que moi, et qui en était déjà à collectionner tes collègues cartonnés. Les Tintin au Congo, Lotus bleu et autres Cigares du pharaon. Tous précieusement rangés sur une étagère trop haute pour moi.

Pourquoi toi ? Le hasard, évidemment. Ou peut-être ce grand sachem, tomahawk brandi, te désignant d’un index terrible, ficelé que tu es au poteau de torture. La scène devait parler à mon cœur de môme. À trois ans, quand on a un aîné de dix, on connaît la musique. Mon frère m’avait déjà maintes fois ligoté sur sa chaise de bureau. Ce Tintin-là, c’était moi.

J’ai encore un souvenir précis de cette conversation avec toi. En dehors des rectangles blancs, flanqués d’une queue et comportant des signes indéterminés, j’ai tout compris. Sur le champ. Enfin, ce tout est un peu abusif, mais l’essentiel de l’histoire, ton itinéraire – pourtant alambiqué – à travers une Amérique réduite aux gangsters, aux flics et aux indiens, je l’ai immédiatement intégré. Lu et relu jusqu’à plus soif. Passant avec toi d’une fenêtre à l’autre sur la façade vertigineuse d’un gratte-ciel, plongeant dans l’eau glacée du lac Michigan, faisant jaillir le pétrole d’un bâton de dynamite. Conduisant mustang et locomotive, balayant les gangsters à coups d’haltères. Oui, je dois te l’avouer, cher Tintin en Amérique : j’étais toujours derrière toi. Même au cours de l’épisode un tantinet abscons où tu revêtais une armure curieusement médiévale, même là, je t’ai suivi.

Plus tard, bien plus tard, j’ai compris ce qui se passait dans les rectangles blancs affublés de queues, étrangement semblables à celle de Milou. On y parlait. Mais cela apporta peu à la compréhension de tes aventures (ton ami Haddock ne faisant pas encore partie du cercle de tes intimes, le langage y était pauvre, plutôt redondant — pardonne-moi cette franchise). Hormis quelques paroles explicatives propres à rassurer les rationnels, dont je n’étais ni ne fus jamais, les phylactères étaient inutiles. Tu m’avais déjà conquis, alpagué, piégé. Juste avec ta manière de conteur et de montreur d’images.

Car depuis, cher Tintin en Amérique, je ne t’ai jamais perdu de vue. Comme tes vingt-et-un collègues de la collection, bien entendu, tous faisant désormais partie, à la vignette près, au phylactère près, de mon panthéon intime. Je les feuillette quotidiennement, ils ne sont jamais loin de moi. Au point, par période, d’encombrer le chevet de mon lit. Empilés comme des strates sédimentaires d’une enfance jamais vraiment lointaine. Chacun avec sa remorque de souvenirs.

Mais toi, plus que les autres. Même si ta vision de l’Amérique était parfois, pardonne-moi de le dire ici, un peu simpliste. Mais je n’ai pas oublié ton évocation du drame des amérindiens, qui tient en cinq images. Ni l’épouvantable lynchage qui tenait lieu de réflexion à la horde des imbéciles et des assassins, dont tu ne fis jamais partie.

Permets-moi, mon cher Tintin en Amérique, de saluer ici ta mémoire, dans la mienne intacte.